Le jardin-cimetière du Père Lachaise (1804-2025)

Aujourd’hui, le Père Lachaise ressemble à un jardin anglais avec des escaliers qui montent à l’assaut de la colline, des chemins de traverses qui serpentent entre les tombes. Le temps est changeant comme on oublie chaque année qu’il doit être au printemps. Trois gouttes de pluie froide, dix minutes de soleil éblouissant et à nouveau le vent qui agite les nuages.

On entend partout les chants des merles et les croassements des corneilles. La vie recommence au milieu des tombes.

C’est un mois où on ne peut pas faire autrement que lever la tête vers les arbres. Même Casimir Périer, dont la statue est entourée du halo vert tendre des platanes perd un peu de son allure pompeuse et surannée de puissant de la monarchie. C’est l’occasion de revisiter l’histoire de France. Ce banquier « modéré », régent de la Banque de France, membre de l‘opposition sous Charles X, est rallié à Louis Philippe dont il devient premier ministre. L’ordre bourgeois conservateur occupe le principal carrefour du Père Lachaise.

Rond-point de Casimir Périer, ministre de Louis Philippe, victime du choléra en 1832

Paris a érigé un monument aux gardes nationaux défenseurs du régime lors d’une des journées révolutionnaires du 19e siècle : une délibération du conseil municipal du 11 juin 1832 a accordé une « concession perpétuelle de places d’honneur pour recevoir les restes des gardes nationaux, gardes municipaux, officiers et soldats de l’armée, et des autres citoyens morts pour la défense du trône constitutionnel, des institutions nationales et de l’ordre public, dans les journées des 5 et 6 du même mois » (Danielle Tartakowsky, 1999, p. 26). La devise de la République  est remplacée par une inscription sans équivoque : liberté ordre public.

Enclos des gardes-nationaux victimes du devoir

Toutefois, des opposants comme Raspail ont aussi leur tombeau et le cimetière célèbre les talents artistiques à l’égal des hommes politiques et des maréchaux, généraux et autres militaires. Pour attirer les acheteurs potentiels de concessions, ce sont les restes supposés de Molière et de La Fontaine qui ont été transférés en grande pompe au Père Lachaise, et ce sont Héloïse et Abélard, amants scandaleux pour l’église, mais si proches des héros romantiques, à qui on a bâti une chapelle.

Tombeau d’Héloïse et d’Abélard représentés comme des gisants médiévaux

Des pyramides, des obélisques, des colonnes brisées, des sarcophages alternent avec des dalles. Au début, on gravait surtout des titres et des noms de familles sur les tombes. Par la suite, certains ont cherché à individualiser le souvenir de leurs morts. Le financier Arbelot a fait inscrire cette belle épitaphe en souvenir de son couple  « Ils furent émerveillés du beau voyage Qui les mena jusqu’au bout de la vie ».

Fernand Arbelot tenant dans ses mains le visage de sa femme   (11e division)

Au milieu de sculptures attendues de pleureuses représentant la douleur, deux jeunes gens prennent un bain de soleil sur une dalle.

Malheureusement la plupart des tombes du 20e siècle sont souvent trop sobres : du marbre et du granit sans ornement, des épitaphes désolées, où « à ma maman adorée » remplace les formes traditionnelles.

Le cimetière vieillit. Heureusement, les tombes délabrées peuvent faire penser aux ruines qu’Hubert Robert semait dans ses tableaux.

Des blocs effondrés sur les pentes du Père Lachaise

Qui fleurit le cimetière ?

Les gardiens du cimetière taillent les arbres, préservent un peu partout des jardinières où s’épanouissent les iris du printemps.

Mais qui fleurit les tombes ?

Après les enterrements, les visites se font rares. Les familles sont peu nombreuses à fleurir les tombes, à l’exception peut-être des Asiatiques.

Les soldats étrangers morts pour la France dont les monuments sont regroupés dans une des allées nord du cimetière sont honorés par les autorités de leurs pays respectifs qui font déposer des gerbes.

Combattants tchécoslovaques
Combattants russes

Des bénévoles entretiennent quelques tombes illustres.

La plus visitée (puisqu’elle est la plus fleurie), et donc la plus surprenante pour les Français, est celle de l’ancien instituteur Léon Rivail (1804-1869). Persuadé d’avoir été druide dans une vie antérieure, il avait fondé une église spirite toujours prospère au Brésil. Il a été enterré dans une tombe en forme de dolmen sous le pseudonyme d’Allan Kardec. En cherchant un peu, je vois qu’il a fasciné une bonne partie des romantiques, de Nerval à Victor Hugo, des éducateurs comme Flammarion, des lexicographes comme Lachâtre qu’un même intérêt pour l’éducation populaire rapproche de Kardec. Je me souviens qu’à 6, 7 ans quand j’allais au cimetière du village où je passais mes vacances, j’aimais à « rendre la justice » : j’ai pris parfois des pots de bégonias aux tombes les plus fleuries pour les déposer devant les tombes esseulées. Mais pas question, aujourd’hui de voler Allan Kardec !

Le spirite Allan Kardek sous son dolmen

Chopin fait lui aussi l’objet d’un culte. Des anonymes entretiennent sa tombe et j’ai croisé un pianiste asiatique venu déposer une rose devant la grille.

Mais à côte combien de musiciens oubliés !

L’histoire des morts célèbres vient combler mon besoin de narration. Victor Noir (Yvan Salmon) était un jeune journaliste. Il fut tué à 21 ans, en 1870, avant qu’on puisse savoir ce qu’il aurait fait de sa vie. C’était encore un enfant qui n’avait guère publié qu’une livraison d’un journal rédigé en javanais, avait été rédacteur en chef du Pilori, feuille contestataire imprimée en lettres rouges et il venait d’intégrer La Marseillaise du polémiste Henri Rochefort. La mort a fait de lui un symbole républicain car le meurtrier était un neveu de l’empereur Napoléon III. Ce Pierre-Bonaparte s’était offensé d’insultes adressées à Napoléon 1er par un journaliste corse, Pierre Grousset, soutenu par Rochefort. Victor Noir était l’ami du journaliste. Il était venu voir le prince pour demander rétractation ou réparation d’un article injurieux publié par le prince en réponse à Pierre Grousset. Le prince en voulait surtout à Rochefort, l’autre protagoniste de l’histoire, mais le ton était monté, Victor Noir s’étant déclaré solidaire de l’insulteur. Le prince tira six fois et le tua. Il fut vite acquitté. J’ai connu l’indifférence de Paris brusquement changée en indignation à la mort de Malik Oussekine. Victor Noir, vivant, n’était pas un glorieux combattant de l’avenir. Une fois tombé, il était une victime de l’injustice. Il fut enterré à Neuilly pour éviter l’agitation populaire, mais une foule de près de 100 000 personnes se ressembla tout de même. Et ce fut soudain comme si l’Empire n’avait que trop duré !

20 ans plus tard, les restes de Victor Noir furent transférés au père Lachaise. Jules Dalou, le grand sculpteur républicain qui a réalisé la statue de la place de la Nation (https://passagedutemps.com/2016/02/20/nation/), sculpta un monument sans demander de rémunération. Son bronze était un acte dénonciateur : Victor Noir vient d’être tué. Tout juste tombé, il achève d’expirer, la face vers le ciel, la veste dégrafée. Il est tête nue son chapeau ayant roulé dans la rue.

Tombe de Victor Noir, près de la Transversale n°2
Tombe de Victor Noir

Cette tombe a longtemps symbolisé l’hommage qu’on rend aux victimes d’un pouvoir despotique. Puis les années passant, la mémoire de Victor Noir s’est conservée pour des raisons grotesques que racontent volontiers les guides : deux étudiantes qui passaient par l’Avenue Transversale n° 2 virent ce mort plutôt beau garçon. Constatant qu’à l’endroit de l’entre-jambes on voyait une bosse sous le tissu, elles firent courir la rumeur de l’efficacité de cet organe proéminent en cas de stérilité. Il paraît que des femmes viennent frotter la chose et c’est pourquoi le bronze serait si luisant… Les chaussures et le front brillent aussi. Peut-être s’agit-il d’un geste de substitution pour les dames timides. Victor Noir aurait-il était mécontent de sa dernière métamorphose, lui qui avait publié un journal facétieux écrit en javanais ? Dalou, lui, j’en suis sûre, n’aurait pas été heureux de la transformation d’un martyre en satyre

La tombe de Jim Morrison, mort à 27 ans, était devenue en 1971 un lieu de pèlerinage pour une jeunesse qui ne croyait qu’aux révoltes individualistes. J’ai lu que la ferveur était telle que ce tourisme funéraire suffisait à remplir les hôtels des alentours. Aujourd’hui, la sépulture est protégée par une barrière. Les visiteurs frustrés ont inventé un rite insolite : ils collent un chewing-gum sur l’arbre le plus proche.

Tombe de Jim Morrison. 6e division. L’arbre à chewing gum

D’autres traditions sont aussi baroques. Quelqu’un a déposé une pomme de terre sur la tombe de Parmentier.

Tous ces rituels font du cimetière un lieu qui n’évoque pas seulement une mort cruelle au bout du temps des vies humaines.

Le plus consolant, ce sont les arbres qui jaillissent entre les tombes ; leurs feuilles bougent dans leur autre temps, leur temps de printemps, qui revient les ressusciter chaque année.

CHARLET Christian, 2003, Le Père Lachaise. Au cœur du Paris des vivants et des morts, Paris, Découvertes Gallimard.

TARTAKOWSKY Danielle, 1999, Nous irons chanter sur vos tombes, Le Père Lachaise, 19e-20e siècle, Paris, Aubier.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Victor_Noir

 

Sport et hidjab : la campagne publicitaire de Converse

Ah ces batailles autour de la laïcité !

Il y a les imprécations  des militants décoloniaux qui traitent de racistes ceux qui veulent interdire les voiles en classe et sur les terrains de sport !

Il y a les inquiétudes des militants laïcs qui jugent qu’il faut interdire toutes les tenues et les démonstrations ostentatoires d’appartenance religieuse pour éviter de ségréguer les jeunes filles musulmanes. Pour ces partisans de la laïcité, l’école et les clubs de sport sont des espaces neutralisés où l’on doit apprendre à vivre ensemble afin de ne pas fabriquer une société fracturée. C’est ce que rappelle le règlement de la Fédération Française de Football (FFF) qui interdit «tout port de signe ou tenue manifestant ostensiblement une appartenance politique, philosophique, religieuse ou syndicale».

Tout d’un coup, nous ne reconnaissons plus nos rues : les voiles couvrent de plus en plus de jeunes filles. Le temps d’une vie et le « vivre ensemble » de notre jeunesse a changé. La publicité y est sans doute pour beaucoup et elle a changé elle aussi. Dans les années 1970, Benetton et son photographe Oliveiro Toscani chantaient la beauté de toutes les couleurs du monde, le métissage heureux des habitants de la planète.

En février, la marque de baskets Converse a fait une campagne publicitaire. Sur une des photos, une jeune fille arbore grand sourire. Elle porte un foulard…. et sûrement une paire de converses puisqu’on voit une chaussure de sport au beau milieu de l’affiche. En bas à droite, la même jeune fille, de dos, s’élance sur un skateboard. On la retrouve sur une autre affiche au milieu de copains. Une image équivaut à une opinion : la photo montre que le voile n’est pas une tenue clivante.

Il faudrait suivre la multiplication des campagnes publicitaires qui se répandent peu à peu. Converse par exemple ne fait que suivre l’exemple d’Adidas dont la collection Mode modeste traite le hidjab comme un produit commercial ordinaire :

 Running, training ou détente : reste sereine en toutes circonstances avec notre collection mode modeste.

https://www.adidas.fr/mode_modeste

Les activités évoquées (en anglais, d’ailleurs, de même que le slogan de Converse) disent que les tenues islamiques appartiennent à la modernité, tandis que l’adjectif modeste du slogan rappelle que les cheveux d’une femme doivent être enfermés, bien cachés.

Evidemment, on peut se dire comme ces campagnes publicitaires qu’il n’y a pas à s’énerver contre des couvre-chef inoffensifs et des sondages montrent que la nouvelle génération, qui ne connaît d’autre principe que la liberté individuelle, ne voit pas où est le problème. A la décharge de ceux que l’évolution « énerve », il faut rappeler que l’offensive autour du port du foulard et de l’abaya est concomitante d’une lutte pour la primauté de la loi religieuse sur la loi républicaine, de discussions sans fin sur les matières scolaires, et de plaintes récurrentes sur le « non-respect » des croyances des musulmans, le tout aboutissant à la décapitation de Samuel Paty et au tabassage d’adolescentes des cités récalcitrantes.

Premiers jours de printemps : Corse 2024

La forêt de notre arrivée est un royaume où les pins sont des ombres que la brume efface.

Pins laricios dans la forêt de l’Ospédale

En bas, la pluie tombe. Cinq jours passent avant que la lumière vive ne revienne.

Le sixième jour, la grève des dockers de Marseille nous coince sur l’île et c’est le retour du soleil et de la clarté sur le pré
La chaleur se répand.
L’herbe et les feuilles brillent
Tous les oiseaux appellent : ils n’ont que leurs femelles en tête.
Un lézard sort de sa fente.

Je chemine sur le chemin de terre.
Je salue celui qui arrose son jardin en me plaignant de l’invasion d’oxalis qui a étouffé les marguerites. « C’est la guerre entre les plantes. – Il aurait fallu tondre avant la floraison. Un jardinier, ça vit sur place et ça rétablit la justice ! ».
Une vieille femme passe : « Je m’oblige à marcher. Bien sûr que j’ai mal, mais on est faits pour marcher jusqu’au bout, pas vrai ? »

Un cousin prend des mesures sur un mur de la chapelle où l’on apposera une plaque en l’honneur d’un oncle défunt.
« A midi, on ira manger des pâtes aux palourdes »

L’été, les hordes de touristes font de Pinarello un lieu à fuir.
La plage de mars est vide.
il n’y a personne sous la pinède qui borde le sable ; personne au bord de l’eau.
Nous suivons les minuscules laisses de mer (est-ce le nom de ces graviers noirs, pas plus gros que des grains de blé qui dessinent des frises ?)

C’est le printemps
le soleil.

Pinarello

Les nuages surgissent de derrière les montagnes
La pluie revient brusquement
D’un coup, tout est trempé.
Mais ici, l’eau est une fête avant l’été féroce.

Rue Montmartre

Je me promène rarement au-dessus de la belle rue Réaumur, dans le quartier compris entre les boulevards Montmartre et Poissonnière, la rue Vivienne et la rue Poissonnière, mais l’autre jour passant par la rue Saint-Fiacre, je me suis souvenue de Lucien de Rubembré, le héros des Illusions Perdues, qui arrive aux bureaux du petit journal « dont l’aspect lui fit éprouver les palpitations du jeune homme entrant dans un mauvais lieu ». 

Lucien de Rubempré, Balzac et le journalisme alimentaire

Lucien est par certains aspects le cadet de Balzac, venu lui aussi de sa province pour vivre de littérature, (lorsqu’il était « monté à la capitale »,  Balzac s’était cependant déjà ruiné en se lançant dans l’édition et l’impression. Il était devenu journaliste au moment de la révolution de juillet 1830 pour survivre, et était venu travailler entre autres dans le quotidien d’Emile de Girardin, La Presse, qui connaissait un vif succès).

Charles X avait déclenché la révolution de 1830 pour avoir remis en cause la liberté de la presse. Louis Philippe fut contraint de rétablir une relative liberté  qui durera jusqu’à l’attentat de l’anarchiste Fieschi en 1835 : la Charte constitutionnelle de 1830 stipulait que « les citoyens ont le droit de publier et de faire imprimer leurs opinions en se conformant aux lois [et que] la censure ne pourra jamais être rétablie ». On vit pendant quelques années refleurir les journaux. D’autres évolutions contribuent à l’essor de la presse :

– Le regroupement dans un même lieu des imprimeries et des transports (le quartier n’est pas très loin des gares Saint-Lazare et de l’Est).

16 rue du Croissant. L’imprimerie de La Presse dont les lettres ont presque perdu leur doré

– Des innovations commerciales : en 1836, Emile de Girardin inaugure, au 16 de la rue Saint-Georges, le journal La Presse. Alors qu’un abonnement coûtait 80 francs (200 euros environ) soit l’équivalent de 400 heures de travail pour un ouvrie, il divise ce prix en deux grâce à la publicité. Plus tard La France, fondée en 1862 par Arthur de La Guéronnière, casse encore davantage les prix avec un quotidien à 10 centimes (il faudra cependant 1863 et le Petit Journal à 5 centimes – un sou- pour avoir un journal populaire. Il aura d’ailleurs un succès foudroyant). Emile de Girardin rachète la France en 1874. En 1885, il fait bâtir un immeuble au n°144 rue Montmartre : l‘édifice abrite, parfois successivement, Le Radical, L’Aurore, L’Univers, Le Jockey, La Patrie, La Presse, La France ; c’est le nom La France qui est encore gravé sur la façade d’un immeuble monumental, orné de cariatides et d’atlantes personnifiant le journalisme et la typographie.

Immeuble La France

– La conquête du public populaire s’accélère grâce aux feuilletons. La Vieille Fille que Balzac publie dans La Presse est je crois le premier de ces romans-feuilletons qui tiennent le lecteur en haleine d’un numéro au suivant.

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Ce moyen d’existence n’empêche pas Balzac d’être très sévère pour la presse. On dirait qu’à travers le personnage de Lucien de Rubempré, il se débarrasse de lui-même. Dans les Illusions perdues, les journalistes n’ont aucune morale et ne croient pas du tout aux idées politiques qu’ils défendent dans leurs articles: 

— Tiens, tiens, les Ultras et les Libéraux se donnent donc des poignées de main, s’écria Vernou en voyant ce trio
— Le matin je suis des opinions de mon journal, dit Nathan, mais le soir je pense ce que je veux, la nuit tous les rédacteurs sont gris.

 Lucien débute d’ailleurs dans un journal libéral par hasard en suivant les conseils du journaliste Lousteau :

— Mon cher, vous arrivez au milieu d’une bataille acharnée, il faut vous décider promptement. La littérature est partagée d’abord en plusieurs zones ; mais les sommités sont divisées en deux camps. Les écrivains royalistes sont romantiques, les Libéraux sont classiques. La divergence des opinions littéraires se joint à la divergence des opinions politiques, et il s’ensuit une guerre à toutes armes, encre à torrents, bons mots à fer aiguisé, calomnies pointues, sobriquets à outrance, entre les gloires naissantes et les gloires déchues. Par une singulière bizarrerie, les Royalistes romantiques demandent la liberté littéraire et la révocation des lois qui donnent des formes convenues à notre littérature ; tandis que les Libéraux veulent maintenir les unités, l’allure de l’alexandrin et les formes classiques. Les opinions littéraires sont donc en désaccord, dans chaque camp, avec les opinions politiques. Si vous êtes éclectique, vous n’aurez personne pour vous. De quel côté vous rangez-vous ?

Et comme Étienne Lousteau voit Lucien effrayé d’avoir à choisir entre deux bannières, il choisit pour lui :

— Soyez romantique. Les romantiques se composent de jeunes gens, et les classiques sont des perruques : les romantiques l’emporteront.

Lousteau n’a pas davantage d’illusions sur les politiciens :

— Ne croyez pas le monde politique beaucoup plus beau que ce monde littéraire : tout dans ces deux mondes est corruption. Chaque homme y est ou corrupteur ou corrompu.

Le dégoût de Lucien est-il complètement celui de Balzac ? En tout cas, les romans balzaciens polarisent l’opposition entre les écrivains et ceux qui trahissent leur idéal et perdent leur âme parce qu’il faut bien « gagner sa vie ».

60 ans plus tard, les oppositions sont politiques et, au moins dans le camp des dreyfusistes, elles ont la pureté et le tranchant des convictions des journalistes.

Zola : « J’accuse ! » (1898)

Zola a 58 ans lorsqu’il publie le 13 janvier 1898 une célèbre tribune destinée au président de la République Félix Faure : « J’accuse ! ». Cet article paraît dans l’Aurore, rue Montmartre donc. Ce journal de tendance républicaine socialiste (qui disparaît en 1914) n’a aucun rapport avec le journal l’Aurore fondé en 1944). Le capitaine Alfred Dreyfus, un officier français d’origine juive, a été accusé d’espionnage au profit de l’Allemagne et condamné à la déportation à vie malgré l’insuffisance de preuves. Les années suivantes, des preuves de la trahison de l’officier Esterhazy s’accumulent et les défenseurs de Dreyfus sont de plus en plus nombreux. Mais la tribune de Zola vient cristalliser le combat contre l’injustice. Le tirage de l’Aurore passe de 30.000 à 300.000 exemplaires et personne ne peut plus dire « Je ne savais pas ». Zola, assigné pour diffamation, doit s’exiler en Angleterre. Il en reviendra l’année suivante. L’acquittement de Dreyfus sera plus long à venir.

Le souvenir du beau texte de Zola était devenu bien flou. Je m’émeus de retrouver la force intacte des 7 « J’accuse » de la péroraison, aujourd’hui où je croyais la page de l’antisémitisme tournée.

En voici quelques extraits (les passages à la ligne signalent mes coupures)

« J’Accuse… !
LETTRE AU PRESIDENT DE LA RÉPUBLIQUE
Par ÉMILE ZOLA

LETTRE À M. FÉLIX FAURE
Président de la République

Monsieur le Président,

« Quelle tache de boue sur votre nom – j’allais dire sur votre règne – que cette abominable affaire Dreyfus ! Un conseil de guerre vient, par ordre, d’oser acquitter un Esterhazy, soufflet suprême à toute vérité, à toute justice. Et c’est fini, la France a sur la joue cette souillure, l’histoire écrira que c’est sous votre présidence qu’un tel crime social a pu être commis.

Puisqu’ils ont osé, j’oserai aussi, moi.

Mon devoir est de parler, je ne veux pas être complice. Mes nuits seraient hantées par le spectre de l’innocent qui expie là-bas, dans la plus affreuse des tortures, un crime qu’il n’a pas commis.

 La vérité d’abord sur le procès et sur la condamnation de Dreyfus.

Je déclare simplement que le commandant du Paty de Clam, chargé d’instruire l’affaire Dreyfus, comme officier judiciaire, est, dans l’ordre des dates et des responsabilités, le premier coupable de l’effroyable erreur judiciaire qui a été commise.

Le bordereau était depuis quelque temps déjà entre les mains du colonel Sandherr, directeur du bureau des renseignements, mort depuis de paralysie générale.

Le commandant du Paty de Clam arrête Dreyfus, le met au secret. Il court chez madame Dreyfus, la terrorise, lui dit que, si elle parle, son mari est perdu. Pendant ce temps, le malheureux s’arrachait la chair, hurlait son innocence. Et l’instruction a été faite ainsi, comme dans une chronique du quinzième siècle, au milieu du mystère, avec une complication d’expédients farouches, tout cela basé sur une seule charge enfantine, ce bordereau imbécile, qui n’était pas seulement une trahison vulgaire, qui était aussi la plus impudente des escroqueries, car les fameux secrets livrés se trouvaient presque tous sans valeur.

Mais voici Dreyfus devant le conseil de guerre. Le huis clos le plus absolu est exigé.

(…) ne restait que le bordereau, sur lequel les experts ne s’étaient pas entendus. On raconte que, dans la chambre du conseil, les juges allaient naturellement acquitter. Et, dès lors, comme l’on comprend l’obstination désespérée avec laquelle, pour justifier la condamnation, on affirme aujourd’hui l’existence d’une pièce secrète, accablante, la pièce qu’on ne peut montrer, qui légitime tout, devant laquelle nous devons nous incliner, le bon dieu invisible et inconnaissable. Je la nie, cette pièce, je la nie de toute ma puissance ! Une pièce ridicule, oui, peut-être la pièce où il est question de petites femmes, et où il est parlé d’un certain D… qui devient trop exigeant, quelque mari sans doute trouvant qu’on ne lui payait pas sa femme assez cher. Mais une pièce intéressant la défense nationale, qu’on ne saurait produire sans que la guerre fût déclarée demain, non, non ! C’est un mensonge ; et cela est d’autant plus odieux et cynique qu’ils mentent impunément sans qu’on puisse les en convaincre. Ils ameutent la France, ils se cachent derrière sa légitime émotion, ils ferment les bouches en troublant les cœurs, en pervertissant les esprits. Je ne connais pas de plus grand crime civique.

Voilà donc, monsieur le Président, les faits qui expliquent comment une erreur judiciaire a pu être commise ; et les preuves morales, la situation de fortune de Dreyfus, l’absence de motifs, son continuel cri d’innocence, achèvent de le montrer comme une victime des extraordinaires imaginations du commandant du Paty de Clam, du milieu clérical où il se trouvait, de la chasse aux « sales juifs », qui déshonore notre époque.

Et nous arrivons à L’affaire Esterhazy. Trois ans se sont passés, beaucoup de consciences restent troublées profondément, s’inquiètent, cherchent, finissent par se convaincre de l’innocence de Dreyfus.

Je ne ferai pas l’historique des doutes, puis de la conviction de M. Scheurer-Kestner. Mais, pendant qu’il fouillait de son coté, il se passait des faits graves à l’état-major même. Le colonel Sandherr était mort, et le lieutenant-colonel Picquart lui avait succédé comme chef du bureau des renseignements. Et c’est à ce titre, dans l’exercice de ses fonctions, que ce dernier eut un jour entre les mains une lettre-télégramme, adressée au commandant Esterhazy, par un agent d’une puissance étrangère. Son devoir strict était d’ouvrir une enquête. La certitude est qu’il n’a jamais agi en dehors de la volonté de ses supérieurs. II soumit donc ses soupçons à ses supérieurs hiérarchiques, le général Gonse, puis le général de Boisdeffre, puis le général Billot, qui avait succédé au général Mercier comme ministre de la guerre. Le fameux dossier Picquart, dont il a été tant parlé, n’a jamais été que le dossier Billot, j’entends le dossier fait par un subordonné pour son ministre, le dossier qui doit exister encore au ministère de la guerre. Les recherches durèrent de mai à septembre 1896, et ce qu’il faut affirmer bien haut, c’est que le général Gonse était convaincu de la culpabilité d’Esterhazy, c’est que le général de Boisdeffre et le général Billot ne mettaient pas en doute que le fameux bordereau fût de l’écriture d’Esterhazy. L’enquête du lieutenant-colonel Picquart avait abouti à cette constatation certaine. Mais l’émoi était grand, car la condamnation d’Esterhazy entraînait inévitablement la révision du procès Dreyfus ; et c’était ce que l’état-major ne voulait à aucun prix.

le lieutenant-colonel Picquart fut envoyé en mission, on l’éloigna de plus loin en plus loin, jusqu’en Tunisie, où l’on voulut même un jour honorer sa bravoure, en le chargeant d’une mission qui l’aurait fait sûrement massacrer, dans les parages où le marquis de Mores a trouvé la mort.

Je l’ai démontré d’autre part : l’affaire Dreyfus était l’affaire des bureaux de la guerre, un officier de l’état-major, dénoncé par ses camarades de l’état-major, condamné sous la pression des chefs de l’état-major. Encore une fois, il ne peut revenir innocent, sans que tout l’état-major soit coupable.

On s’épouvante devant le jour terrible que vient d’y jeter l’affaire Dreyfus, ce sacrifice humain d’un malheureux, d’un « sale juif » ! Ah ! Tout ce qui s’est agité là de démence et de sottise, des imaginations folles, des pratiques de basse police, des mœurs d’inquisition et de tyrannie, le bon plaisir de quelques galonnés mettant leurs bottes sur la nation, lui rentrant dans la gorge son cri de vérité et de justice, sous le prétexte menteur et sacrilège de la raison d’État !

Et c’est un crime encore que de s’être appuyé sur la presse immonde, que de s’être laissé défendre par toute la fripouille de Paris, de sorte que voilà la fripouille qui triomphe insolemment dans la défaite du droit et de la simple probité. C’est un crime d’avoir accusé de troubler la France ceux qui la veulent généreuse, à la tête des nations libres et justes, lorsqu’on ourdit soi-même l’imprudent complot d’imposer l’erreur, devant le monde entier. C’est un crime d’égarer l’opinion, d’utiliser pour une besogne de mort cette opinion qu’on a pervertie, jusqu’à faire délirer. C’est un crime d’empoisonner les petits et les humbles, d’exaspérer les passions de réaction et d’intolérance en s’abritant derrière l’odieux antisémitisme, dont la grande France libérale des droits de l’homme mourra, si elle n’en est pas guérie. C’est un crime que d’exploiter le patriotisme pour des œuvres de haine, et c’est un crime enfin que de faire du sabre le dieu moderne, lorsque toute la science humaine est au travail pour l’œuvre prochaine de vérité et de justice.

Et l’on a même vu, pour le lieutenant-colonel Picquart, cette chose ignoble : un tribunal français, après avoir laissé le rapporteur charger publiquement un témoin, l’accuser de toutes les fautes, a fait le huis clos, lorsque ce témoin a été introduit pour s’expliquer et se défendre. Je dis que cela est un crime de plus et que ce crime soulèvera la conscience universelle. Décidément, les tribunaux militaires se font une singulière idée de la justice.

Telle est donc la simple vérité, monsieur le Président, et elle est effroyable, elle restera pour votre présidence une souillure. Je me doute bien que vous n’avez aucun pouvoir en cette affaire, que vous êtes le prisonnier de la Constitution et de votre entourage. Vous n’en avez pas moins un devoir d’homme, auquel vous songerez et que vous remplirez. Ce n’est pas, d’ailleurs, que je désespère le moins du monde du triomphe. Je le répète avec une certitude plus véhémente : la vérité est en marche, et rien ne l’arrêtera. C’est aujourd’hui seulement que l’affaire commence, puisque aujourd’hui seulement les positions sont nettes : d’une part, les coupables qui ne veulent pas que la lumière se fasse ; de l’autre, les justiciers qui donneront leur vie pour qu’elle soit faite. Quand on enferme la vérité sous terre, elle s’y amasse, elle y prend une force telle d’explosion, que, le jour où elle éclate, elle fait tout sauter avec elle. On verra bien si l’on ne vient pas de préparer, pour plus tard, le plus retentissant des désastres.

Mais cette lettre est longue, monsieur le Président, et il est temps de conclure.

 J’accuse le lieutenant-colonel du Paty de Clam d’avoir été l’ouvrier diabolique de l’erreur judiciaire, en inconscient, je veux le croire, et d’avoir ensuite défendu son œuvre néfaste, depuis trois ans, par machinations les plus saugrenues et les plus coupables.

J’accuse le général Mercier de s’être rendu complice, tout au moins par faiblesse d’esprit, d’une des plus grandes iniquités du siècle.

J’accuse le général Billot d’avoir eu entre les mains les preuves certaines de l’innocence de Dreyfus et de les avoir étouffées, de s’être rendu coupable de ce crime de lèse-humanité et de lèse-justice, dans un but politique et pour compromis.

J’accuse le général de Boisdeffre et le général Gonse de s’être rendus complices du même crime, l’un sans doute par passion cléricale, l’autre peut-être par cet esprit de corps qui fait des bureaux de la guerre l’arche sainte, inattaquable.

J’accuse le général de Pellieux et le commandant Ravary d’avoir fait une enquête scélérate, j’entends par là une enquête de la plus monstrueuse partialité, dont nous avons, dans le rapport du second, un impérissable monument de naïve audace.

J’accuse les trois experts en écritures, les sieurs Belhomme, Varinard et Couard, d’avoir fait des rapports mensongers et frauduleux, à moins qu’un examen médical ne les déclare atteints d’une maladie de la vue et du jugement.

J’accuse les bureaux de la guerre d’avoir mené dans la presse, particulièrement dans L’Éclair et dans l’Écho de Paris, une campagne abominable, pour égarer l’opinion et couvrir leur faute.

J’accuse enfin le premier conseil de guerre d’avoir violé le droit, en condamnant un accusé sur une pièce restée secrète, et j’accuse le second conseil de guerre d’avoir couvert cette inégalité, par ordre, en commettant à son tour le crime juridique d’acquitter sciemment un coupable.

En portant ces accusations, je n’ignore pas que je me mets sous le coup des articles 30 et 31 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881, qui punit les délits de diffamation. Et c’est volontairement que je m’expose.

Quant aux gens que j’accuse, je ne les connais pas, je ne les ai jamais vus, je n’ai contre eux ni rancune ni haine. Ils ne sont pour moi que des entités, des esprits de malfaisance sociale. Et l’acte que j’accomplis ici n’est qu’un moyen révolutionnaire pour hâter l’explosion de la vérité et de la justice.

Je n’ai qu’une passion, celle de la lumière, au nom de l’humanité qui a tant souffert et qui a droit au bonheur. Ma protestation enflammée n’est que le cri de mon âme. Qu’on ose donc me traduire en cour d’assises et que l’enquête ait lieu au grand jour !

J’attends.

Veuillez agréer monsieur le Président, l’assurance de mon profond respect.

 ÉMILE ZOLA »

Le courage de Zola eut un effet d’entraînement et son texte a sorti de nombreux Français de l’indifférence. Les lecteurs de l’Echo de Paris et de L’Eclair trouvaient qu’il importait peu que Dreyfus soit innocent pourvu qu’on ne trouble pas l’ordre public. Les pétitionnaires se réclament de la justice. Péguy célèbrera dans notre Jeunesse la grandeur des « dreyfusards » qui leur fit refuser l’ordre pourri pour l’honneur de la France.

En juin 1899, un 2e jugement condamne à nouveau Dreyfus à 10 ans d’emprisonnement, mais le président de la République, Emile Loubet, le gracie dix jours plus tard. Le jugement ne sera cassé qu’en 1906 et Dreyfus sera enfin réintégré dans l’armée.

Jaurès 1914

Et voici à quelques pas, au numéro 146, le café où Jaurès a été assassiné. Au moment de sa mort, le leader socialiste est également le directeur de l’Humanité qu’il a fondé en 1904. Les locaux du quotidien sont situés  rue de Richelieu. L’équipe a pris pour habitude de se retrouver, en fin de journée, au café restaurant du Croissant à l’angle de la rue Montmartre et de la rue du Croissant.  Le soir du 31 juillet 1914, il fait chaud et les fenêtres sont ouvertes. Jaurès est installé, le dos à l’une des trois grandes fenêtres quand Raoul Villain l’abat. Le tueur expliquera son meurtre par le fait que Jean Jaurès aurait trahi son pays en combattant la loi des trois ans qui voulait augmenter la durée du service militaire. Jaurès était en effet un pacifiste et luttait contre la guerre, convaincu qu’un autre moyen d’entente pouvait être trouvé.

​Trois jours plus tard, les socialistes se rallient à l’Union sacrée. La guerre est déclarée

Le café, rénové, a été rebaptisé Taverne du Croissant, puis Bistrot du Croissant. Sur le mur extérieur la Ligue des droits de l’homme a apposé en 1923 une plaque sur laquelle on peut lire “Ici le 31 juillet 1914 Jean Jaurès fut assassiné”. Le café conserve dans une sorte de petit autel, un buste de Jaurès et les couvertures de L’Humanité datées des 31 juillet et du 1er août 1914. Quelques exemplaires du journal Le Bonbon trainent là.

Dans le bistrot du Croissant

Avec quelle rapidité le monde ancien s’est défait !

La rue Montmartre et ses transversales étaient le cœur du quartier de la presse, Les cafés étaient pleins de journalistes, d’ouvriers du livre, de crieurs de journaux, tous alliés malgré les conflits pour que le journal sorte à l’heure. L’Aurore a disparu en 1914, Le Matin ou le Petit Parisien ont fermé à la Libération pour collaborationnisme. Les difficultés financières de l’Humanité devenu un journal communiste l’ont contraint à déménager à Saint-Denis.

Ma promenade d’ailleurs a moins été d’ailleurs une remontée dans l’histoire, qu’une rencontre avec quelques lieux qui symbolisent la presse du 19e-20e , des lieux qui font encore signe pour une mémoire clignotante avant que l’oubli ne recouvre tout.

Balzac, Honoré de, Illusions perdues
https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89mile_de_Girardin
https://essentiels.bnf.fr/fr/societe/medias
Jacqueline Lalouette, Jean Jaurès : L’assassinat, la gloire, le souvenir, Paris, Perrin, 2014, 384 p. (ISBN 978-2-262-03661-4BNF 43810210lire en ligne [archive])Jean-Pierre Rioux, « La dernière journée de paix », L’Histoire,‎ octobre 2003 (lire en ligne [archive]).

Rothko. La voie négative

Voici quelques notes sur l’exposition Rothko de la fondation Louis Vuitton. Je ne me suis pas astreinte à confronter vraiment ce que j’ai appris de la vie du peintre et ce que j’ai ressenti devant son œuvre… que j’ai peut-être vue trop vite (surtout la dernière salle) et je ne suis peut-être plus capable de faire intensément l’expérience de « la présence », comme lorsque j’avais visité la galerie Tate à Londres.

Venu d’un monde barbare,

Né en 1903 dans l’Empire russe, Mark Rothkovitch émigre en 1913 avec sa mère et sa sœur pour fuir les pogroms du début du 20e siècle. Portland, dans l’Oregon, où vivent déjà son père et ses frères, est leur but. Annie Cohen-Solal raconte qu’on avait fait porter au garçonnet un écriteau sur lequel on pouvait lire: “I don’t speak english”. Evidemment, en contexte, ça n’a rien d’une brimade. La famille avait simplement peur de le perdre, mais dans le souvenir de Rothko, cette expérience sera la première des humiliations qui attendaient les nouveaux émigrés aux Etats Unis.

Six mois après son arrivée, Markus perd son père et il grandira dans la gêne. Entre 3 et 14 ans, il avait reçu une éducation juive qui le marquera durablement. Elève brillant, il est admis à l’université de Yale, mais il rate son intégration dans cette université très conservatrice, renonce à des études d’ingénieur ou d’avocat et décide de s’initier à la peinture.

En 1932, à 29 ans, il rencontre Édith Sachar avec qui il se marie. Sa femme gagne leur vie en fabriquant et vendant des bijoux. Il y a très vite la blessure de l’insuccès et l’humiliation causée par sa femme qui le force à travailler comme vendeur. Plusieurs séparations avant la rupture. Il quitte Edith Sachar, s’effondre, arrête de peindre pendant un an. (https://encalado.com/2016/05/10/mark-rothko-une-toile-recouvre-un-neant-detre-partie-12/), puis en 1944, il rencontre Mell qu’il épouse après quelques mois. Mark et Mell auront deux enfants et vivront ensemble presque jusqu’à la fin de la vie de Rothko.

En 1940, lorsqu’il obtient la nationalité américaine, Markus Rothkovitch raccourcit son nom en Mark Rothko.

Dans les années 35-40, Rothko peint des stations de métro avec de vagues esquisses d’êtres humains, ombres de pauvres voyageurs sans voyage, qu’on peut trouver « malhabiles ».  

1936. Untitled

Puis, influencé par le surréalisme européen fraîchement débarqué à New York, il crée d’étranges peintures colorées qui rappellent Francis Bacon, Roberto Matta ou André Masson.

1946. Harpe éolienne

La « peinture en champs de couleur » et le sfumato

Vers 1947 commencent ses œuvres abstraites, que les critiques (par exemple Valérie Oddos 18/10/2023) expliquent par le choc de la Seconde Guerre mondiale : que peut-on encore peindre après les guerres qui ont fracassé les illusions sur la culture européenne ?

Rothko est un parmi les peintres comme Jackson Pollock ou Adolph Gottlieb qui n’acceptent pas la pérennité d’un art destiné à orner les salles à manger des riches Américains. Mais il refusera sa vie durant de se ranger sous la bannière de l’art abstrait. « Mon art n’est pas abstrait, il vit et il respire ». Ce qui l’intéresse, ce sont les émotions.

Le visiteur est saisi par la rencontre de ces toiles si simples. Les premières reposent principalement sur le rouge, l’ocre, et sur le jaune clair qui fait rayonner le rouge. Les critiques appellent cette période le Color Field painting movement, littéralement « le mouvement de la peinture en champs de couleur ». Au cours de la décennie suivante, Rothko s’en tient à des formes rectangulaires dont il travaille les couleurs en procédant par couches minces.

Les teintes ensoleillées alternent avec de grands rectangles bleus et noirs. Il marie par exemple le bleu (couleur d’un ciel profond), le noir et le blanc. Les séparations sont incertaines, la matière même est parfois humide et légère comme ce blanc tissé en nuages.

1956. Green on blue

Les couleurs tremblent un peu parce que les angles et les bords sont estompés et fusionnent avec le fond caché sous les dernières couches, ce qui évite l’effet géométrique et cérébral des toiles de Mondrian et ouvre un espace où les couleurs flottent doucement…

D’autres fois Rothko plonge le spectateur au milieu d’immenses toiles où des rouges s’opposent à des noirs et des violets. 

Ce qui sépare sa peinture d’un art décoratif, c’est l’invitation faite au spectateur de se séparer de tout ce qu’il tient pour beau et qui est juste encombrant, pour s’immerger dans un espace tout autre. Christopher, son fils explique ainsi le but de son père:

Pour mon père, le monde émotionnel était la voie d’accès à ses spectateurs. D’où son ambition d’élever la peinture au niveau émotionnel dont est capable la musique. Elle peut vous tirer des larmes. Ses tableaux aussi. Ils parlent une langue universelle qui n’a pas besoin d’explications. On ne comprend pas bien pourquoi ils nous remuent, pourquoi ils nous émeuvent, mais ils le font. Entretien avec Harry Bellet, octobre 2023, Le Monde, https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/10/20/exposition-mark-rothko-ses-tableaux-parlent-une-langue-universelle-qui-n-a-pas-besoin-d-explications_6195536_3246.html?contributions 

Et Rothko écrit :

Je ne m’intéresse qu’à l’expression des émotions humaines fondamentales – tragédie, extase, mort et j’en passe – et le fait que bon nombre de gens s’effondrent et fondent en larmes lorsqu’ils sont confrontés à mes tableaux montre que je communique ces émotions humaines fondamentales. » (cité par Encalado (https://encalado.com/category/linvention-esthetique/mark-rothko)

La dimension monumentale s’impose car elle permet d'envelopper le visiteur dans une atmosphère réduite à des accords de couleur :

Comme je suis engagé dans l'élément humain, je veux créer un état d'intimité _ une transaction immédiate. Les grands formats vous prennent en eux. L'échelle est d'une extrême importance pour moi _ l'échelle humaine.    Rothko, Écrits sur l’art, « Le professeur idéal », 1941, pp. 55-56.)


Une expérience immersive

Des toiles nocturnes que l’ombre borde sont conservées aujourd’hui à la Tate de Londres. Leur célébrité tient en partie à leur histoire.

Elles avaient été commandées en 1958 par la Seagram, richissime entreprise de vins et spiritueux, pour décorer un restaurant. Rothko a testé des formats horizontaux pour qu’ils puissent être visibles au-dessus de la tête des convives. Or il vint déjeuner au restaurant et fut plongé dans un brusque désespoir à l’idée des clients papotant, discourant, jacassant, bâfrant sous ses toiles. Il décrivit le restaurant du Seagram comme « un lieu où les salauds les plus riches de New York viennent pour bouffer et se montrer… », avant d’ajouter : «J’espère ruiner l’appétit de chacun des fils de pute qui mangera dans cette pièce ! » Il finit par rendre son chèque à la famille Bronfman et conserva ses tableaux jusqu’au moment où le directeur de la Tate Modern lui proposa de leur consacrer une salle. Ils y sont exposés aujourd’hui.

The Houston Chapel

Toujours en quête d’un espace global où immerger le spectateur, Rothko accepte la commande d’un ensemble de panneaux pour la chapelle voulue par un couple de collectionneurs, Dominique et Jean de Ménil. Il a dû trouver là ce qu’il cherchait : la forme octogonale de la chapelle et la pénombre qui y règne plongent le spectateur dans un bain de couleurs, supprime toute séparation avec les toiles. Rothko espérait que le visiteur pourrait faire l’expérience spirituelle de l’éternité dans ce lieu si paisible. Dans le discours d’inauguration de la chapelle après la mort du peintre, Dominique de Menil déclara :

Les images qui n'ont jamais été acceptables pour les juifs et les musulmans sont devenues intolérables pour tous aujourd'hui ... Nous ne pouvons plus représenter Jésus et ses apôtres ... Dans un monde encombré d'images, seul l'art abstrait, peut nous conduire au seuil du divin ... Rothko fut prophétique de nous laisser un environnement nocturne. La nuit est paisible. La nuit est enceinte de la vie […] (https://encalado.com/category/linvention-esthetique/mark-rothko/)

Ainsi les couleurs peuvent remplacer le récit et l’exhibition des visages et des corps si chers à la peinture baroque. Cette peinture invite à méditer sur « l’essentiel ». Des moyens minimalistes conduisent à un ordre de réalité où fusionnent le beau et l’émotion, jusqu’à faire paraître les autres peintres comme trop bavards, trop décoratifs, insignifiants comme des peintres d’affiches publicitaires.

Les cendres de la série des Black and Grey

L’exposition s’achève par la série des Black and Grey, commande abandonnée, prévue pour le bâtiment de l’Unesco à Paris. Un ensemble ascétique de variations autour de deux rectangles noirs et gris superposés, est confronté à deux sculptures monumentales de Giacometti.

Pour ces tableaux, le peintre a soustrait toutes les couleurs. Il n’a gardé que le gris et le noir qui envahissent la toile.

Mark Rothko, Untitled, 1969, Alberto Giacometti, Grande Femme III, 1960 and Mark Rothko, Untitled, 1969, Joseph Nechvatal, Whitehot magazine

Est-ce encore de la peinture ? Pour moi, la magie ne fonctionne plus. Je ne vois qu’une matière plate sans épaisseur et sans espace qui m’ôte la possibilité d’un rapport contemplatif à cet art devenu soudain une maladie mortelle. Que pouvait encore peindre Rothko qui ne soit une répétition de l’expérience parfois atteinte d’un infini présent sur terre ? 

Rothko s’est suicidé à New York, le 25 février 1970.

Quelques références

Bellet, https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/10/20/exposition-mark-rothko-ses-tableaux-parlent-une-langue-universelle-qui-n-a-pas-besoin-d-explications_6195536_3246.html?contributions

Cohen-Solal,  Annie, 2023, Mark Rothko, Collection Folio histoire (n° 334), Gallimard.

https://www.francetvinfo.fr/culture/arts-expos/peinture/mark-rothko-a-la-fondation-louis-vuitton-une-exposition-exceptionnelle-d-un-peintre-de-la-couleur-de-la-lumiere-et-de-l-emotion_6129582.html

Nechvatal Joseph, « Mark Rothko, Untitled, 1969, Alberto Giacometti, Grande Femme III, 1960 and Mark Rothko, Untitled, 1969, » Whitehot magazine.

Oddos Valérie, 2023, https://www.francetvinfo.fr/culture/arts-expos/peinture/mark-rothko-a-la-fondation-louis-vuitton-une-exposition-exceptionnelle-d-un-peintre-de-la-couleur-de-la-lumiere-et-de-l-emotion_6129582.html

De Staël, un itinéraire

J’avais entendu par hasard, sur France Culture, Stéphane Corréard critiquer sévèrement la grande exposition de Staël du Musée d’Art Moderne de Paris.  Il trouvait l’exposition trop copieuse (Nous qui n’avons pas accès aux collections privées, nous avons été enchantés  de découvrir des dizaines d’œuvres jamais exposées). Il trouvait qu’elle faisait trop de place au mythe romantique du génie fou d’amour qui se suicide à 41 ans pour l’amour d’une femme (Bien sûr que notre côté Paris Match s’émeut devant les photos de ce grand type au visage si beau, si inquiet, qui va mourir bientôt, mais enfin l’exposition nous invite à regarder l’aventure de la peinture, à nous concentrer sur l’angoisse d’être peintre davantage que sur l’homme foudroyé par l’amour. On peut mourir aussi d’être peintre.)

En fait, Stéphane Corréard n’aime pas cet art qui lui paraît trop sage, trop « qualité française ». Il le met en parallèle avec la peinture américaine de Rothko, ou Pollock qui, dans les mêmes années 50, incarnaient la modernité. (Nous avons aimé au contraire passionnément l’effort du peintre pour trouver son chemin au milieu de l’abstraction et du cubisme, sa façon de tracer son chemin, comme on ouvre une voie à travers une forêt lorsqu’il faut décider d’avancer à chaque carrefour, se perdre ou se trouver, jusqu’à inventer le réalisme abstrait qui, pour nous, est le style même de de Staël).

Que faire quand on ne se satisfait pas des formules du temps ? De Staël était pourtant un imitateur doué.

De Staël. Composition 1951

Des quadrilatères dans une matière un peu grumeleuse composent un grand tableau qui va du goudron à la Soulages, à des marrons, des gris sombres ou clairs, en passant par des blancs délicats, une touche de rose de ci, de là… entre les  carreaux, des joints cimentent la structure.

Mais déjà les mosaïques se colorent et la figuration se fait plus évidente. Des fleurs, dit le titre… un grand bouquet de couleurs saturées qui n’a même pas besoin d’un vase pour trouver son équilibre.

Fleurs

En 1952, De Staël sort de l’atelier, renoue avec le paysage (on ne saurait faire plus ringard !). La salle est pleine de petits formats sur carton pris sur le vif où le peintre apprend à peindre avec une économie de moyens remarquable. Il est le maître des gris : gris du presque noir de l’orage, au presque blanc de la plaine et gris teinté de beige comme reflétant la grande plaine..

De temps à autres, le paysage devient métaphysique comme dans le tableau de Sceaux où une déchirure verticale bleue entrebâille la matière minérale du parc.

Parc de Sceaux 1952

En 1953, 1954, avec la découverte du Sud, finis les gris délicieux. De Staël s’empare des couleurs violentes. Par exemple la petite toile qui représente Agrigente repose sur quatre couleurs sans ombres : le violet pour le ciel ; le jaune pour la terre vers l’horizon ; le rose pour le chemin qui va à la rencontre d’une tache rouge… Il faut bien partir à la rencontre de quelque chose… un triangle du même rouge orangé longe le côté droit. De Staël a gardé les lignes simplifiées des paysages de 1952, mais a changé complètement sa texture : sa peinture devient liquide, la profondeur et le mouvement viennent des triangles qui convergent et donnent à la toile son impression de mouvement.

Agrigente

Des dessins (pas si loin des dessins d’architecte) montrent sa façon de travailler « sur le motif » en dépouillant le paysage de ses détails ;

Encore des aplats pour le beau paysage nocturne de la Seine. Une nappe d’eau grise glisse sous le pont des Arts. Aux trois-quarts de la toile, la ligne bleue du pont, puis la masse noire des bâtiments. Des tours et des clochers blancs transpercent le ciel. Comme ils sont blancs ! Ceux qui ont mon âge se souviennent de ce Paris noir d’avant les énormes bateaux-mouches, quand on restait sur les ponts pour voir couler la Seine sans voir grand chose sinon quelques lueurs au loin.

Le fleuve et l’ombre

… Le nu bleu extraordinaire est un mixte moitié femme, moitié paysage, moitié géométrique, moitié extatique, perdu dans le ciel rouge.

Puis un nouveau changement de texture avec les natures mortes peintes au pinceau, pommes, flacons, et ces feuilles de laitue légères tracées d’un seul geste… Facile, peut-être, cette salade posée sur un fond noir et son récipient blanc presque translucide, mais je me dis qu’il faut du courage pour préférer d’aller esseulé à la rencontre des objets du quotidien, plutôt que de se fondre dans le mouvement collectif qui emporte la peinture moderne.

Retour aux gris, aux bandes horizontales qui font le fond du tableau. Dans la toile des mouettes, l’horizon est très bleu, les mouettes, malgré leurs ailes lourdes s’envolent vers cet au-delà.

Et c’est déjà la fin. Le tableau rouge intitulé Le Concert n’a pas pu venir. Le Fort d’Antibes restera le dernier tableau. On y retrouve les trois bandes parallèles, le gris sombre du premier plan, les vagues claires du milieu, le ciel bleu-noir du haut. Pas de trace humaine, si ce n’est cet édifice rectangulaire fiché au milieu de la toile. La solitude peut-être.

Des tombes au Père-Lachaise

Sur la foi du nom du directeur de conscience de Louis 14, je croyais que le cimetière du Père-Lachaise datait du 17e siècle. J’ai appris qu’il avait ouvert seulement le 21 mai 1804. Comme il était « boudé » par les clients potentiels, les autorités ont fait transférer les restes de quelques célébrités du temps jadis, pour donner envie aux gens en vue de se faire enterrer près des tombes de Molière et de La Fontaine. Comme les quartiers d’habitation, les lieux d’inhumation sont soumis à la mode.

Je n’aime pas beaucoup la succession de petites maisons aux portes closes que l’on trouve dans beaucoup de cimetières français. Mais finalement, le Père Lachaise contient tant de souvenirs qu’il est fascinant. Il reste à trouver les histoires qui nous laissent stupéfaits ou qui nous touchent.

Elisabeth Stroganoff épouse Demidoff

Un des plus grands tombeaux du cimetière a été construit pour Elisabeth Stroganoff épouse Demidoff, une baronne russe décédée en 1818 dont j’ignorais tout. La baronne aimait Paris où elle avait choisi de vivre après s’être séparée d’un mari ennuyeux qu’on lui avait fait épouser à seize ans.

Le temple élevé sur une colline était en contrejour. Aussi, les visiteurs, s’ils levaient les yeux vers les colonnes depuis l’allée située en contrebas, étaient-ils persuadés qu’ils voyaient entre deux colonnes l’imposant fessier d’une jeune morte. Ils disaient rêveurs : « Quel drôle d’idée de sculpter un pareil derrière… et qui nous tourne le dos en plus ! ». En s’approchant, ils découvraient leur méprise en reconnaissant un double écusson couronné où figuraient les armes du comte Demidoff.  L’erreur pour grossière qu’elle soit va bien à ce qu’on imagine de la vie légère de d’Elisabeth Stroganoff mais les êtres peuvent faire ce qu’ils veulent de leur vie. La sépulture est là pour rappeler qu’après la mort d’une aristocrate, seuls importent les liens qui font d’elle pour l’éternité une épouse Demidoff.

l’histoire de la sépulture ne s’arrête pas là : à la fin du 19e siècle, un journaliste en mal de copie raconta que, dans son testament, la baronne avait promis sa fortune à celui qui passerait 365 jours de réclusion volontaire auprès de son corps. Il paraît qu’il y eut beaucoup de candidats. Les gens croient volontiers aux fantômes et ils étaient fascinés par l’idée d’une morte séjournant encore dans le cercueil où elle menait une vie crépusculaire en attendant d’assouvir son besoin de chair fraîche.

La 19e division, est assez près de la 55e où se trouve le tombeau de Thiers encore plus pompeux ! En vain ! Thiers restera l’homme qui est allé négocier avec l’ennemi la libération de 60 000 prisonniers de guerre afin d’écraser la Commune,  celui qui a fait fusiller les derniers insurgés réfugiés au père Lachaise, alors même que l’insurrection avait été écrasée. Victor Hugo qui n’avait pas approuvé le soulèvement a salué le courage des communards dans un poème :

Là des tas d’hommes sont mitraillés ; nul ne pleure ;
Il semble que leur mort à peine les effleure,
Qu’ils ont hâte de fuir un monde âpre, incomplet,
Triste, et que cette mise en liberté leur plaît.
Nul ne bronche. On adosse à la même muraille
Le petit-fils avec l’aïeul, et l’aïeul raille,
Et l’enfant blond et frais s’écrie en riant : Feu !

(…)

Que fûmes-nous pour eux avant cette heure sombre ?
Avons-nous protégé ces femmes ? Avons-nous
Pris ces enfants tremblants et nus sur nos genoux ?
L’un sait-il travailler et l’autre sait-il lire ?
L’ignorance finit par être le délire ;
Les avons-nous instruits, aimés, guidés enfin,
Et n’ont-ils pas eu froid ? et n’ont-ils pas eu faim ?
C’est pour cela qu’ils ont brûlé vos Tuileries.
Je le déclare au nom de ces âmes meurtries,
Moi, l’homme exempt des deuils de parade et d’emprunt,
Qu’un enfant mort émeut plus qu’un palais défunt
C’est pour cela qu’ils sont les mourants formidables,
Qu’ils ne se plaignent pas, qu’ils restent insondables,
Souriants, menaçants, indifférents, altiers,
Et qu’ils se laissent presque égorger volontiers.
Méditons. Ces damnés, qu’aujourd’hui l’on foudroie,
N’ont pas de désespoir n’ayant pas eu de joie.
Le sort de tous se lie à leur sort. Il le faut. (Les Fusillés)

Mémoire Nécropolitaine 

Près du rond-point Casimir Périer, se trouve une chapelle vide avec un appareil photo, installé au fond. Un QRcode affiché à l’entrée renvoie au site créé par André Chabot et Anne Fuart. Bien vivant, le couple a créé l’association La Mémoire Nécropolitaine qui comporte un fonds documentaire de plus de 200 000 clichés glanés de par le monde, véritables témoignages des richesses funéraires de l’humanité. (https://www.lassurance-obseques.fr/memoire-necropolitaine-futur-de-passe-sinvite-pere-lachaise/)

Boris Akounine, son pseudonyme, et Grigori Tchkhartichvili, le nom réel d’un écrivain géorgien auteur de romans policiers, est un autre de ces amateurs qui arpentent les cimetières. Dans son Histoires de cimetières signé de ses deux noms, Akounine/Tchkhartichvili fait confiance à la littérature pour attirer l’attention des visiteurs. C’est dans ce livre que j’ai appris qu’on avait transféré les os de stars de la littérature pour lancer le Père Lachaise comme on lance un parfum ou une série télévisée. Je m’avise qu’il a mis la photo du monument de la baronne Stroganoff pour illustrer son chapitre sur le Père-Lachaise.

Dans le soleil du père : Georges Hyppolite Géricault et le troisième tombeau de Théodore Géricault

Tout m’émeut dans l’étrange tombeau de Géricault situé dans la 12e division. La mort violente du peintre, l’intervention du sculpteur Etex qui ne supporte pas que le grand artiste repose sous une dalle quelconque et qui décide de lui élever un tombeau. La contribution financière de Georges Hippolyte, l’enfant illégitime qui n’a pas été reconnu par son père et qui financera la statue de bronze qui orne aujourd’hui la tombe.

Avant même de peindre le Radeau de la Méduse, Géricault vivait au-delà de la vie qui lui était destinée.

Il aimait les chevaux. J’ai reproduit dans un billet consacré à Rosa Bonheur, une tête de cheval blanc aux beaux yeux graves, qui est conservée au Louvre https://wordpress.com/view/passagedutemps.com). Il peignait l’écho des batailles perdues où la gloire apparaît comme une imposture. Il était fasciné par la mort et la folie.  Pour s’imprégner des couleurs des mourants, il ramenait des membres, coupés sur des cadavres de l’hôpital Beaujon, qui pourrissaient dans son atelier. Il peignait le regard oblique des fous. Il peignait son chat mort  et nous ne pouvons nous empêcher de penser qu’il s’agissait aussi de lui.

Il aimait les folles courses à cheval où il manquait de se rompre les os. Il finit par chuter à 33 ans. Il survécut quelques mois à l’accident, à demi paralysé, avant qu’une infection se déclare dont il est mort en 1824. Ses biographes évoquent aussi une tuberculose osseuse ou la syphilis comme causes du décès.

En 1837, Antoine Etex, sculpteur néoclassique reconnu, travaillait à un monument funéraire au Père-Lachaise lorsqu’il découvrit que le peintre n’avait aucun tombeau. Etex est resté à l’arrière-plan de l’aventure romantique, mais il avait ses lettres de noblesse. On peut voir sur l’Arc de Triomphe deux groupes sculptés par lui, La Résistance et La Paix. Ils ont hélas, trop de retenue pour émouvoir, mais Etex comprenait l’art de Géricault qui avait estomaqué les visiteurs du salon de 1819 avec Le Radeau de la Méduse. Il savait, lui, que Géricault qui avait embrassé si passionnément, si férocement, la peinture était un génie. Il lance une souscription, propose un modèle en plâtre qui sera retenu par un jury. Il a représenté Géricault « à la façon d’un gisant étrusque » étendu sur le couvercle d’un sarcophage, sa palette de peintre encore à la main. (Hachet).  Il doit emprunter de l’argent pour terminer l’œuvre présentée avec succès au salon de 1841.

Tombe de Géricault, avenue de La Chapelle

Malheureusement, la statue de marbre tendre s’abime et il faut la mettre à l’abri au musée de Rouen. Etex sculpte un nouveau monument. Finalement, un legs du fils naturel de Géricault, Georges Hippolyte, permet de faire couler en bronze, la statue ainsi que les bas-reliefs évoquant les tableaux les plus célèbres du peintre.

Géricault avait eu ce fils avec Alexandrine Caruel, de 28 ans plus jeune que son mari, l’oncle de Théodore à qui elle avait été mariée presque enfant. La suite est facile à imaginer : la demoiselle et le vieux mari ; Théodore, cavalier hors norme de belle allure, peintre virtuose célèbre à 21 ans, avec cette énergie tourmentée qu’on retrouvera dans la monstrueuse accumulation de mourants du Radeau de la Méduse.

Comment a été élevé leur enfant déclaré à sa naissance comme le fils de la bonne et d’un père inconnu ? Les familles de cette époque ne transigeaient pas avec l’adultère et plus d’un enfant bâtard se heurtait au secret de son origine qui se dérobait. Géricault a été envoyé à l’étranger en 1816, à la suite du scandale. De retour en France, il n’a semble-t-il jamais cherché à rencontrer Georges Hippolyte. Cependant, après le décès du peintre, le grand-père reconnut son petit-fils. On peut imaginer que le père devenu doublement un fantôme hanta ce fils toute sa vie. Il l’avait abandonné après lui avoir donné la vie, puis il l’avait abandonné en mourant trop tôt.

Quand Georges Hyppolite apprit qui il était, il se mit à chercher des ressemblances en contemplant les tableaux de son père. La romancière André Chedid imagine cette quête du père par le fils dans son roman Sous le soleil du père, rédigé à partir de notes retrouvées à la mort de Georges Hippolyte. En 1841, à 24 ans, autorisé à porter le nom du mort, il avait rédigé un testament jamais modifié par lequel il léguait la fortune familiale à l’Etat à condition qu’une part importante du don soit consacrée à la restauration du tombeau. Quand il meurt 40 ans plus tard, en 1882, dans une chambre d’un hôtel de Bayeux, on retrouve le testament sur lui. Les sculptures d’Etex sont alors fondues en bronze.

Il faut avoir été privé de sa filiation pour croire qu’il est important d’avoir son nom gravé sur une pierre. Georges Hippolyte n’obtiendra pas d’être enterré dans la tombe du peintre, mais pour quelques curieux, il est Géricault, le fils.

 La mémoire de la commune de 1871 : le mur des Fédérés

En 1871, la commune s’est achevée par la semaine sanglante du 21 au 28 mai quand les derniers résistants ont perdu devant l’armée versaillaise. Dans l’enceinte du cimetière, 147 communards ont été fusillés.

Le mur que l’on visite n’est pas celui du massacre, commémoré aujourd’hui par une statue dans le jardin Samuel de Champlain. Il est dans le petit cimetière de Charonne là où l’on a retrouvé les corps jetés dans une fosse commune. Chaque année une foule militante se rassemble devant une plaque commémorative. Ils étaient 1000 personnes en 1880, 5000 en 81, 20 000 en 82,.

1936 Manifestation commémorative devant le Mur des Fédérés, en présence de Maurice Thorez, Léon Blum, Maurice Paz, Marcel Cachin, Mme Blum, Marcel Gitton, Jacques Duclos, André Morizet, Jules Moch. Au premier rang : les vétérans de la Commune] :  [photographie de Marcel Cerf]

Malgré ce souvenir sanglant, le cimetière de Charonne est charmant, tout petit, serré contre l’église qui ressemble à une église de village, (ce qu’elle était d’ailleurs). On voit forcément une grande statue de fonte en habit du 18e siècle. C’est Bègle dit Magloire. Il est difficile de démêler la mythomanie, la facétie et l’histoire dans l’épitaphe de celui qui se disait le Secrétaire de Robespierre (lequel n’en a jamais eu d’après les historiens). L’autodérision l’emporte chez celui qui remplace son nom de Bègue par Magloire : “Bègue dit Magloire, peintre en bâtiments, patriote, poète, philosophe et secrétaire de Monsieur Robespierre 1793”.

 Il semblerait en fait qu’il ait été un peu rebouteux. Ayant fait fortune. Il acheta son emplacement en 1833 et fit édifier ce monument. Pour son inhumation, il avait prévu 5 francs par convive, chargé de chanter sa gloire et de boire à sa mémoire : « Il nous faut chanter à la gloire / De Bègue François-Eloy / Ami rare et sincère / Fit mention dans son testament / Qu’il fut enterré en chantant. / Pour le fêter en bon vivant / Il nous laissa chacun cinq francs / En vrais disciples de Grégoire / Versons du vin et puis trinquons / buvons ensemble à sa mémoire ; / C’est en l’honneur de son trépas / Qu’il a commandé ce repas ». (Marie-Christine Pénin, https://www.tombes-sepultures.com/crbst_1045.html

Et toi que ramèneras-tu dans les filets de la mémoire, la chronique, révolutionnaire (version grandiose ou version grotesque) ? Le souvenir du plus romantique des peintres ? Les rêves de grandeur d’une aristocrate dont le nom n’évoque qu’une recette de bœuf pour la quasi totalité des Français ?

AKOUNINE Boris TCHKHARTICHVILI Grigori, 2014, Histoires de cimetières, tr. Paul Lesquene, Lausanne, Les éditions Noir sur Blanc.

https://www.lassurance-obseques.fr/memoire-necropolitaine-futur-de-passe-sinvite-pere-lachaise/

https://fr.anecdotrip.com/l-etrange-testament-de-la-comtesse-demidoff–vinaigrette

https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89lisabeth_Alexandrovna_Stroganoff

https://www.jean-charles-hachet.com/Gericault-et-ses-trois-tombeaux.html

https://www.lejournaldesarts.fr/opinion/reflexions-sur-la-maladie-et-la-mort-de-theodore-gericault-1791-1824-113481)

https://www.tombes-sepultures.com/crbst_1045.html

Gallica, Cerf, Marcel (1911-2010) [Photographe] [1405]

Belleville

A force de faire des billets sur les musées de rois collectionneurs, sur les châteaux des rois bâtisseurs, j’oublie de dire combien j’aime les petites maisons et les ruelles pauvres qui escaladent  les collines de Belleville

Belleville au début du 19e siècle était un village campagnard de 2500 personnes qui devait sa prospérité à la construction du mur des fermiers généraux. Comme on sait ce mur séparait Paris où on devait payer l’octroi et l’autre côté de l’enceinte où le vin était moins cher et où les guinguettes s’étaient multipliées. Vers 1830, on célébrait à Belleville  la descente de la Courtille. Dans la nuit du Mardi gras les danseurs de l’Opéra, des Variétés, les étudiants, les fils de banquier, etc., montaient avec les débardeurs de la barrière de Belleville. Après avoir bien bu, bien mangé, on dansait avec les grisettes, puis on s’aimait jusqu’au matin. A 6 heures, tout le monde se précipitait en costumes de fête et descendait en fiacres, cabriolets, chars-à-bancs, vers les boulevards.

A dix heures du matin tout devait être rentré dans l’ordre.

Si une grisette se retrouvait enceinte après la fête tant pis pour elle ! Il n’y aurait pas de prince pour l’épouser. D’ailleurs le héros de la descente était surnommé Milord l’Arsouille, symbole du riche encanaillé.

Gustave Doré. La Descente de la Courtille (Wikipédia)

Je me souviens du roman de Giono, Noé, et de son cireur de chaussures qui admire Milord l’Arsouille pour son mélange de mépris et de prodigalité, un homme capable selon lui « de distribuer les bonnes guinées de la Banque d’Angleterre en guise prospectus » (1974 : 661)

A la fin du 19e siècle, les ouvriers chassés par les démolitions d’Haussmann s’étaient relogés en partie à Belleville, ce qui avait transformé le village en quartier populaire. Le bâti n’était pas de bonne qualité. On avait souvent construit dans d’anciens vignobles disposés suivant  la pente du terrain avec les étroits chemins qui les desservaient. Bicoques branlantes, échoppes d’artisans et bistrots auvergnats sont le symbole de ce vieux Belleville. Mais dès les années 70, le cadre populaire avait peu à peu disparu.

Aujourd’hui, les dernières voies privées sont sauvegardées comme des trésors. Un passage rue des Pyrénées serpente entre des ateliers d’artistes, et des jardinets exquis cultivés en commun par les habitants. Les portails et les volets sont colorés. Même en décembre, on voit s’épanouir la dernière rose, les derniers soucis… Un jardinier déplante des tulipes. « Vous n’avez rien vu, Revenez au printemps ! ». Vous pourrez faire le tour de nos jardins. Regardez la carte. Il y en a dans tout le 20ème ».

En chemin, on croise un regard, petite construction qui servait à vérifier la qualité de l’eau ainsi que la bonne marche des conduits. Je recopie ce que j’ai trouvé sur le site d’ »histoires de Paris » sur les regards.

Le Regard Saint-Martin. 42 rue des Cascades et son inscription latine

Pour récupérer l’eau de Belleville qui alimentait l’Est de Paris, on utilisait la structure des couches de la colline. En effet, une première couche de sable laissait infiltrer l’eau, qui ensuite rencontrait une pierre imperméable. Là, avec des pierrées et des galeries souterraines, on la récupérait. Aussi, pour contrôler les installations, des regards furent édifiées à différents endroits de la colline. Par le passé, la colline de Belleville comptait une quarantaine de regards. Ils étaient situés en haut du tracé mais aussi tout le long du passage des galeries. Ce système fut utilisé tout au long du Moyen Age et ensuite. Il fut abandonné progressivement entre les 18e et 19 siècle. Celui de la rue des Cascades comporte une inscription en latin, au-dessus de la porte dont voici la traduction :

« Fontaine coulant d’habitude pour l’usage commun des religieux de Saint-Martin de Cluny et de leurs voisins les Templiers. Après avoir été trente ans négligée et pour ainsi dire méprisée, elle a été recherchée et revendiquée à frais communs et avec grand soin, depuis la source et les petits filets d’eau. Maintenant enfin, insistant avec force et avec l’animation que donne une telle entreprise, nous l’avons remise à neuf et ramenée plus qu’à sa première élégance et splendeur. Reprenant son ancienne destination, elle a recommencé à couler l’an du Seigneur 1633, non moins à notre honneur que pour notre commodité. Les mêmes travaux et dépenses ont été recommencés en commun, comme il est dit ci-dessus, l’an du Seigneur 1722 »

Je rêve d’ouvrir la porte de cette maison des eaux… Mais on avance, on passe les ruelles en escaliers qui ont pris la place des rigoles orientées selon la pente, du temps où on cultivait du raisin par ici.

Certaines rues sont vouées au Street art.

Mosko : Tigre aux papillons ; 31 rue du Retrait

Il n’est pas rare de rencontrer des artistes en train d’installer une œuvre qui sera à son tour recouverte par une nouvelle fresque.

Nous voici en haut de Belleville. A nos pieds, la brume du soir transforme le bas de la ville en matière fantomatique. C’est seulement sur les façades hautes que luisent encore des plaques de lumière qui découpent des étagements de cheminées.

Cette promenade est à faire un jour de beau temps. Vers la fin décembre, lorsqu’ on arrive à 17h au sommet du parc de Belleville, la tour Eiffel se détache sur les couleurs orange du soleil couchant. Ce soir-là le jardin était déjà fermé. Deux jeunes filles en costume sombre regardaient la nuit arriver, les oreilles d’un jeune homme avaient la teinte corail du crépuscule. Les spectateurs ne se lassaient pas d’admirer le dernier rayonnement du jour dans l’air vif de décembre. Ils étaient magnifiques.

J’aime cette belle jeunesse qui se moque du monde cruel et du manque d’argent, qui vit de petits boulots et d’intermittence ! Elle vient jouir gratuitement de la terrasse la plus élevée de Paris avant de se réfugier dans « Mon Cœur Belleville », ou aux « Bols d’Antoine » dès qu’elle a trois sous.  Les anciens habitants se contentaient des p’tits noirs ou du vin rouge dans des bougnats. Les nouveaux commandent des boissons au gingembre et au citron, des tartes « au citron déstructuré » au basilic…  Ils discutent passionnément d’écologie et de Me Too comme ceux d’avant discutaient de marxisme, des surréalistes, d’antiracisme et du mouvement de libération de la femme.

Quelques lectures

Braquet, Maximn « La Descente de la Courtille », https://www.des-gens.net/La-descente-de-la-Courtille

Doré, Gustave, 1860, La Descente de la Courtille https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:Descente_de_la_Courtille,_vue_par_Gustave_Dor%C3%A9,_1860.jpg

Giono, Jean, ([1962]1974), « Noé », Œuvres, Paris Gallimard, Pléiade.

https://www.histoires-de-paris.fr/regard-saint-martin/

https://somanyparis.com/2013/02/04/street-art-le-safari-urbain-de-mosko-et-associes/

Villers-Cotterêts : cité internationale de la langue française/ des langues françaises

Pour une fois, c’est en province, dans la ville sinistrée par la crise de Villers-Cotterêts qu’un chef d’État a choisi de fonder en son nom un établissement culturel prestigieux. Emmanuel Macron a inauguré en novembre 2023 la Cité internationale dans le château qui, a-t-il dit, « menaçait de s’effondrer,  [en 2017] patrimoine en péril. Et je prenais alors le soir même, à Reims, l’engagement de pouvoir raviver ce lieu, de lui redonner sa force, sa beauté, d’y retrouver l’histoire » (Discours d’inauguration 2023).

François Ier a signé la célèbre ordonnance de 1539 à Villers-Cotterêts. L’ordonnance regardait pour l’essentiel l’unification du droit dans le royaume. Cependant deux articles concernaient la langue des textes administratifs et les décisions de justice : les actes notariés, les archives et les déclarations de baptême ne seraient plus rédigés en latin, mais en langue maternelle « françoise et non autrement ». On a beaucoup glosé pour savoir si le latin était la cible de l’édit, ou tout autant les dialectes parlés par les sujets des provinces. Le parcours s’achève en tout cas par une réflexion sur les liens du pouvoir et des parlers qui s’emploient sur un territoire.

Le parcours de visite, au premier étage, est constitué de quinze salles et d’une salle d’introduction sur le château et son territoire. Il se termine par la chapelle royale décorée par des sculptures influencées par la renaissance italienne.

La Chapelle royale. Un décor italien
Chapelle Royale. Détail

Le parcours, consacré à la langue française, a été conçu sous le commissariat scientifique de Xavier North, un haut fonctionnaire qui a été délégué à la langue française et aux langues de France (très favorable aux langues régionales), de Zeev Gourarier actuel directeur du Mucem de Marseille (Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée),  d’Hassane Kassi Kouyaté, un metteur en scène, conteur et acteur burkinabè qui dirige le Festival international de la francophonie, de Barbara Cassin, enfin. Spécialiste des philosophies grecques, elle est la directrice du Dictionnaire des intraduisibles dont l’objet est l’histoire des vocabulaires européens de la philosophie. Ce dictionnaire se penche sur des mots qui jouent un rôle dans les systèmes des philosophes européens, mais ne se correspondent pas exactement d’une langue à l’autre, ce pourquoi ils font l’objet de tentatives de traduction sans cesse recommencées : comment traduire spleen, saudade, mélancolie qui ne disent pas la même chose; mind qui n’est pas  Geist ou esprit… ? A l’exception de Barbara Cassin qui a une large compétence de lexicographie culturelle, les responsables ne sont pas des linguistes, mais des intermédiaires culturels connus pour leur ouverture aux apports de toute la francophonie.

On comprend que la Cité réserve une place notable aux rapports du français et des autres langues. A l’accueil, comme un manifeste, la verrière joliment baptisée « ciel lexical » nous invite à jouir de la diversité des mots (et à constater nos lacunes) : « wassingue » (serpillière, Picardie, Belgique), « ambianceur » (personne qui met de l’animation, Afrique), « chelou » (louche, en verlan) « carabistouille » (baliverne, bêtise, Belgique), « divulgacher » (gâcher l’effet de surprise d’un spectateur ou d’un lecteur, Québec), voisinent avec « prose », « dialogue des cultures » ou  « Alexandre Dumas » qui est un enfant du pays. La cité de la langue française n’est pas là pour dire la norme, mais pour inviter à jouir de la richesse foisonnante des vocabulaires français.

Villers-Cotterêts. Le « ciel lexical » de la verrière

Le parcours s’appuie sur des dispositifs audiovisuels dont beaucoup sont présentés sous forme de jeux permettant des interactions avec le public. La section « Une langue-monde » insiste sur le grand nombre de territoires qui se réclament de la francophonie

Carte des pays adhérents à l’Organisation Internationale de la Francophonie

Le tableau est davantage politique que linguistique : il ne met pas en avant les avancées de l’anglais comme langue étrangère, et le recul du français comme langue locale, par exemple dans le Maghreb. Du moins, il a l’intérêt de montrer aux visiteurs que l’avenir du français se joue en Afrique ! Le lien entre l’expansion du français et la colonisation est abordé à travers une dénonciation de l’oppression sous couvert de civilisation, par exemple dans une caricature de l’Assiette au beurre (1911), mais aussi dans les déclarations d’intellectuels revendiquant la langue française comme un butin. Le directeur de la cité résume : La langue française est une culture partageable. Elle appartient à ceux qui la parlent. C’est la liberté qu’on se donne de parler une langue qu’on choisit ».

L’Assiette au beurre (1911). L’hypocrisie des arguments des colonisateurs

Les salles suivantes évoquent les  capacités expressives du français, Une grande bibliothèque pour rappeler que le français est une langue d’écrivains. Plusieurs milliers d’ouvrages écrits en français, de tous les continents, de toutes les époques et de tous les genres (romans, poésie, essais, bande-dessinée, littérature jeunesse…) sont présentés et « consultables sur place ». Mais qui va se mettre à lire au milieu du brouhaha ? Il n’y a nulle part où se poser. La grande bibliothèque, c’est de la frime. 

Le jeu peu convainquant du bibliothécaire virtuel invite le visiteur à répondre à une série de questions, au bout desquelles, il propose une recommandation de lecture ! Une caricature de chatGPT à mon avis ! Il est difficile d’inventer des dispositifs « drôles » capables de parler de littérature !

Les salles suivantes présentent une image de la création qui passe par des moyens populaires : le rire de MysTic

Les mots coeurs moqueurs de Miss.Tic

La colère des humiliés.

Citations de murs

Une langue est un objet virtuel. Comment en parler ?

Les organisateurs du parcours sont assez à l’aise avec la célébration des voyages des mots d’une langue à l’autre. Le parcours montre que le français s’enrichit des langues dont il se nourrit : sous un dôme, s’affichent quelques-uns des emprunts aux langues germaniques,  à l’arabe, à l’italien, au grec, au sanskrit, à l’anglais bien sûr… des exemples développés permettent de suivre les évolutions d’abricot (à partir de l’arabe) ou de sirène, du chant des sirènes à la sirène des pompiers (à partir du grec). Evidemment quelques mots, c’est suggestif, mais cela ne permet pas de se faire une idée de la masse des emprunts ou de l’importance de la polysémie. Et le visiteur ne saura trop quelles sont les causes (conquêtes militaires, échanges commerciaux…), ni quels sont les acteurs qui ont apporté ces mots.

Comment prononçait-on les Serments de Strasbourg ?

Un dispositif sonore permet d’écouter les voix réelles ou reconstituées de personnages historiques. C’est sûrement un choc pour un élève de découvrir qu’il ne comprend pas la façon de parler de François Ier (on peut entendre la reconstitution de sa voix dans le parcours virtuel de la cité à l’adresse https://www.cite-langue-francaise.fr/decouvrir/le-parcours-de-visite

La norme orthographique

Deux youtubeurs belges, Arnaud Hoedt et Jérôme Piron posent des colles à un jeune public ravi : Comment écrit-on « parasol » : avec un s ou deux ? Pourquoi il n’y a pas de « s » à « va au lit » alors qu’il y en a un à « réponds à la question » ?

Parasol ou parassol ?
Apprend ou apprends. Les complications de l’impératif

Les commentaires des deux compères sont à la fois drôles et bien informés, mais Je ne suis pas sûre que l’outil numérique permette aux enfants de se poser, d’écouter ce qui est dit… encore moins de l’assimiler !

Les salles suivantes ont recours entre autres à des sketches pour faire réfléchir le public à la difficulté d’éliminer les anglicismes, si commodes, ou aux « micro-agressions » à l’égard de personnes issues d’une communauté dévalorisée. Par exemple à partir d’une scène des Femmes savantes où une bourgeoise se moque des fautes de grammaire de sa servante, on est conduits à réfléchir à ce que peut avoir de vexatoire la demande faite à un picard d’origine populaire qui arrive dans une soirée branchée de montrer comment on « parle ch’ti » .

Le statut d’une langue a une dimension politique, particulièrement en France qui n’a pas une définition ethnique, mais une définition politique de la nation. D’où l’importance de l’école chargée au 19e siècle de généraliser le français. Même si le français est un artefact, il a été efficacement imposé ce qui a eu pour conséquence de ravaler la multiplicité des parlers locaux au rang de parlers sans statut.

La langue n’existe pas

« La langue n’existe pas ! Il ne fallait donc pas faire cette cité » . Que veulent dire par là les opposants au projet de la cité et plus largement une bonne partie des sociolinguistes ?

1-Que le français est une construction historique et pas un objet naturel ?  C’est un thème largement évoqué dans le parcours.

2-Que les langues n’existent « pas sans les populations qui les parlent » ? La critique porte davantage car les dispositifs audio-visuels qui sont faits pour jouer et pour être utilisés rapidement ont du mal à évoquer les raisons qui font par exemple de l’arabe médiéval un pourvoyeur de mots savants comme zéro, algèbre, bien différents du bled et du toubib importés à l’époque de la colonisation.

3-Que les langues doivent être outillées et en particulier disposer d’une écriture codifiée ? Cette question n’est pas abordée et pourtant je me souviens d’une lettre envoyée pendant la Grande Guerre par un soldat occitan à sa famille : mal à l’aise dans son français scolaire, G. annonce d’abord à ses parents qu’il va écrire « en patois (c’est le terme qu’il utilise) » :
 je me trouve bien embarassé (sic) pour vous raconter quelque chose, je vais essayer si en patois ça pouvait mieux réussir. A la fin de sa lettre, il écrit qu’en l’absence d’orthographe codifiée, il renonce :
Enfin je vois que je vous ferai perdre votre temps pour déchiffrer tout ce patois (cité dans Martin 2014).
Bref, les conventions orthographiques du français sont les seules dont disposent scripteurs et lecteurs quand ils ne sont pas des lettrés qui militent pour la renaissance des langues régionales. Il y a dès lors rupture entre le patois de la quotidienneté et le français de la correspondance, ce qui limite l’usage de la langue maternelle.

4-Qu’on confond trop souvent la langue avec la langue légitime au sens de Bourdieu, la langue normée, véhiculée notamment par l’école et par les élites ? La Cité de Villers Cotterets, on le voit, s’est bornée à nous enchanter des variantes hors norme, à déconstruire la vision monolithique du français.

C’est bien cette vision tolérante qui reste en mémoire lorsqu’on quitte le château, mais Il reste beaucoup de travail à faire entre grammairiens et spécialistes des outils numériques si l’on veut aboutir à une représentation du/des français. Et surtout (comme dans un château enchanté) est mise entre parenthèses pour le temps de la visite l’enjeu de la maîtrise d’une langue commune.

Quelques références

AVANZI Mathieu, 2023 [2020], Comme on dit chez nous. Le Grand Livre du français de nos régions, Paris, Le Robert.

CALVET Louis-Jean, 2004, Essais de linguistique. La langue est-elle une invention des linguistes, Paris, Plon.

HOEDT Arnaud et PIRON Jérôme, 2020, Le français n’existe pas. Paris, Éditions le Robert

MACRON Emmanuel, 2023 Inauguration de la Cité internationale de la langue française à Villers-Cotterêts. | Élysée (elysee.fr)

MARTIN, Jean-Baptiste, 2014, Les poilus parlaient patois. Documents dialectaux de Rhône-Alpes, Lyon : EMCC.

Les mamies du quartier

Une amie a lu l’article « Vieux, vieillards, seniors, aînés, personnes âgées, papy boomers…. » . Elle m’écrit :

Une chose qui me fait réagir c’est la nomination Mamie pour les femmes âgées, qu’elles soient grand-mères ou pas. 
Sans doute un euphémisme pour éviter une vieille. Mais je lutte (comme Don Quichotte) parce qu’une mamie reste une femme. Pourquoi la catégoriser ?

Mamie n’apparaissait pas dans ma liste de 2020 parce que je m’occupais des désignants pour la vieillesse convenant aux deux sexes, ceux qu’on utilisait pendant la pandémie où il importait peu que l’individu malade soit un homme ou une femme.

En 2023, Mamie et papi (papy ?) sont les noms les plus fréquents donnés aux grands-parents. J’ai une amie que ses petits-enfants appellent cependant bonne-maman. L’amie me parle d’humour, mais n’est pas mécontente de cette marque de distinction. En tout cas, bonne-maman n’est guère pratiqué : « Tu as un nom de confitures », lui a dit un petit neveu quand il l’a rencontrée.

Grand-mère ou mère-grand, restent des appellations de contes « – Ma mère-grand, que vous avez de grandes dents », s’étonne l’imprudent petit Chaperon Rouge en s’approchant de la gueule du loup pour voir de près ce qu’il en est. On sait qu’il (ou elle, selon la façon dont on accorde ?) y laissa la vie… Est-ce ce personnage d’aïeule si peu recommandable qui ôte toute envie de se servir de ce nom d’autrefois ?

Je ne croise guère de mémés et de pépés. Trop démodé. « Mémé, ça fait mémère, dit une autre copine. J’ai horreur de ça ».  « Mamie, c’est gentil, mais ça m’a fait un choc, confie pourtant une intéressée. En une minute, j’étais devenue une vieille mamie sans prénom. » De fait, mamie indique seulement la place de la personne dans l’ordre des générations ; c’est pourquoi l’entourage adulte l’utilise volontiers.

J’ai l’impression qu’il n’y a pas de terme prévu pour les arrières-grands-mères de plus en plus nombreuses. Chaque famille bricole, mais autour de moi, la tendance est de garder l’appellatif de la génération précédente.

Fête des grands-mères : pourquoi elles refusent qu’on les appelle mémé ou mamie

Ce dimanche 6 mars, c’est la fête de celles qui occupent une place à part dans notre cœur : nos grands-mères. De plus en plus, elles choisissent elles-mêmes leur petit nom.

Beaucoup de grands-mères refusent qu’on les appelle mamie. Parmi leurs raisons : ne pas se reconnaître dans une image trop traditionnelle. (©AdobeStock / Kaspars Grinvalds)

Elles sont actives, dynamiques. Elles s’occupent d’associations, voyagent. Elles font du sport, se trouvent des amoureux… Bref ! Elles ne veulent pas être renvoyées à leur fonction de garde d’enfants et elles imposent leurs noms cools. Ce sera Mamouna, Mamita, Mamoune…  et pépé sera Dadou ou Babou

Pourtant les stéréotypes ont la vie dure : l’appellatif Mamie est devenu nom commun en français. Les dictionnaires Robert et Larousse donnent en seconde acception : « Vieille femme », ce qui correspond bien aux représentations du discours ordinaire. Certes, le mot représentation est ambigu et les sciences sociales se plaisent à dénoncer une façon arbitraire d’imposer une vision péjorative des femmes âgées. Mais dans l’intervalle, le temps a rattrapé les retraitées alertes.

Les voici associées au quartier où elles sont désormais confinées, si chancelantes que leurs pas lents s’arriment à leur caddie :

7ème arrondissement, Denis Salem (63 ans) : Dans la mesure où c’est un des accès à la tour Eiffel hein donc automatiquement y a énormément de touristes notamment dès le printemps […] aujourd’hui donc c’est assez curieux comme contraste entre les mamies permanentées  avec leurs caddies et les touristes qui descendent des tuk-tuks ! (cfpp2000)

Ce n’est pas seulement leur espace de mobilité qui diminue. Le mot a une affinité étroite avec « petite », comme si tout dans leur corps s’était rétracté :

Bagnolet, Léa Samvarian (55 ans) : Euh… quand y a une petite mamie du quartier qui a un problème on fait passer une annonce en disant « Qui peut faire les courses pour les dames du quatre-vingt-trois ? » (cfpp2000)

Les évènements qui affectent leur vie rétrécissent aussi :

Ivry, Monique Chaslon (53 ans) : On connaît quand même du monde sur Ivry donc on… on parle avec nos voisins […] ben j’ai une mamie là à côté qui me raconte ses petits malheurs je m’occupe de son linge (cfpp2000)

Le discours jeuniste n’est pas pour grand-chose dans ces exemples glanés auprès de Parisiens, même s’il est clair qu’ils sont un peu péjoratifs. Personne n’a envie d’être « traitée de mamie », mais hélas ! Le discours ne donne pas arbitrairement forme à ces représentations. L’expérience les nourrit : le 4ème âge des démographes commence. Les yeux se ferment à demi sur les livres. Les mamies trop maigres, ou trop grosses doivent reprendre haleine au retour du Franprix. Elles se sentent dépassées par les téléphones mobiles. Elles oublient les noms. Comment s’appelaient ces fleurs que je plantais sur mon balcon ? Elles regrettent leurs morts, mais leur souvenir s’effiloche…

Références

passagedutemps.com/2020/04/24/vieux-vieillards-seniors-aines-personnes-agees-papy-boomers-coronavirus-4/

http://cfpp2000.univ-paris3.fr/search.html